Les fêtes familiales prennent fin. Retour à Montpellier. Comme le train est désormais hors de prix, ce qui ne s’arrangera pas en 2015 vu la hausse des tarifs annoncée par la SNCF (jusqu’à +2,6% !), je reprends la route en co-voiturage. Un jeune couple me ramène de Nantes. Tous les deux travaillent en tant que techniciens en radiologie. Ils effectuent les radios des patients, les IRM, les scanners, etc. « La technologie évolue tout le temps, nous sommes le volet technique d’un hôpital », m’explique-t-il. L’un travaille à l’hôpital, l’autre dans un établissement « à but non lucratif ». « Nous n’avons plus le temps de parler avec nos patients. » C’est elle qui raconte : « on doit faire du chiffre ! Pourtant nos patients ont besoin qu’on les rassure. » Son copain enchaîne : « il y en a même qui nous raconte leur vie car ils ont besoin de parler. » Ces deux-là se répondent naturellement donnant corps à une seule et même conversation. Arrivent leurs conditions de travail. Comme partout, elles se dégradent. Pour lui, aucune augmentation de salaire depuis 2009 ! « Mais ils te paient les nuits plus chères ? », je lui demande. C’est elle qui me répond : « Oui, heureusement ! » Elle ne dira rien de ce qu’elle vit au travail, glissant un pudique : « on n’est quand même pas à plaindre. » C’est vrai, il y a pire, doit-elle penser. Il y a toujours pire. Au bout de huit heures et demi de voyage, nous arrivons à Montpellier. En descendant de la voiture, le froid de la nuit d’hiver me saisit. Je salue mes chauffeurs. Ils repartent aussitôt. C’est qu’ils embauchent dès le lendemain matin.
Vous avez désormais un mois pour présenter vos vœux à vos proches. Une tradition à laquelle personne n’échappe. Et quand vous lancez mécaniquement : « bonne année ! », votre interlocuteur ne manque pas de vous rétorquez : « à toi aussi. Et bonne santé surtout ! » Justement, à quoi va-t-elle ressembler notre santé en 2015 ? A grands renforts d’arguments contrefaits sur la dette et le « trou de la Sécu' », on nous bourre le cerveau d’un libéralisme nauséabond. Et à nous-mêmes de conclure que le système de santé actuel n’est plus pérenne. Y’a plus de sous, on vous dit ! Il est loin le temps d’Ambroise Croizat, « fondateur de la Sécurité sociale en 1945, qui œuvra aussi à l’instauration des prestations familiales, à la prévention des accidents du travail, à la mise en place des comités d’entreprises, etc., », rappelle Fakir qui réhabilita l’homme dans le Petit Robert. Les libéraux ont jeté un voile pudique sur ce personnage qui créa le système de santé le plus performant et égalitaire au moment de son histoire où la France ne brillait pas pour sa croissance et son PIB.
Les médecins font la loi
Depuis Ambroise Croizat, le secteur de la santé a bien changé. D’un service public qui promet l’égalité de soins pour tous, il est passé à un objet marchand où le profit est une priorité. Ainsi, les cliniques ont depuis bien longtemps quitté le giron public tout comme le service d’ambulance. La privatisation galopante de la santé est à mettre en parallèle avec la dégradation des soins sans pour autant jeter l’opprobre sur tout un pan de la profession. Personne ne doute de l’engagement des soignants dans ces cliniques privées. C’est la « logique de système » qui inquiète. Ainsi, l’actualité est marquée par la grève annoncée des cliniques privées et des médecins libéraux. Si le syndicat des premières, la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), a finalement fait marche arrière au dernier moment, quelques syndicats des seconds appellent au mouvement.
Les médias ont massivement relayé le sujet même si, contrairement aux grèves de cheminots, aucun n’a osé l’image de prise d’otage des patients par les grévistes. D’ailleurs, quel est l’objet de leur courroux ? Le volet hospitalier du projet Santé de la loi Touraine ! Entres autres mesures phares, ce projet de loi contient : « Généraliser le tiers payant et supprimer l’avance de frais chez le médecin », « Amélioration de l’information nutritionnelle sur les produits transformés pour lutter contre l’obésité », « Accès à la contraception d’urgence garanti pour les jeunes femmes mineures sans condition auprès de l’infirmière scolaire », « Étendre le bénéfice des tarifs sociaux pour les lunettes, les prothèses auditives et les soins dentaires ».
La FHP avait attrapé quelques sueurs froides en lisant la redéfinition de la notion de service public hospitalier (SPH) comme l’explique Top Santé. Clinique privée ne rime effectivement pas avec service public. « La peur des cliniques privées était d’être écartées du SPH en raison des dépassements d’honoraires (ou des honoraires libres) facturés par les médecins libéraux qui exercent dans ces établissements », écrit le magazine santé. Au départ, le projet de loi prévoyait que « l’ensemble des médecins travaillant dans les SPH doivent rester en secteur 1, et pratiquer des tarifs conventionnés sans aucun dépassement d’honoraires. » La ministre Touraine ne mettra pas longtemps à céder aux preneurs d’otage des patients en « acceptant de négocier des « dérogations » ». Elle ouvre même grand les portes de son ministère ! Ainsi, « dès lundi 5 janvier, un groupe de concertation entre le ministère, l’Ordre des médecins et les syndicats de médecins libéraux va se réunir pour réécrire l’article contesté du projet de loi. Le texte revu et corrigé passera devant le Parlement au printemps prochain. » La loi ne leur va pas ? Le gouvernement laisse les médecins la réécrire à leur guise ! Si ce gouvernement faisait preuve d’autant de sollicitude avec les syndicats de salariés, le saccage social prendrait vite fin.
Serment d’hypocrite
Ces médecins libéraux qui font grève – à noter que beaucoup n’y participent pas – ont oublié depuis longtemps les fondamentaux de leur art. Ainsi, le Serment d’Hippocrate qui pose les bases de la déontologie médicale est clair : « Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice », est-il écrit. Ou encore : « Dans quelque maison que je rentre, j’y entrerai pour l’utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et corrupteur (…) »
Les médecins des cliniques privées de Montpellier en grève devraient se remémorer le Serment d’Hippocrate tel qu’il est prêté à l’Université Montpellier 1 : « Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent et n’exigerai jamais un salaire au-dessus de mon travail. » Les dépassements d’honoraires n’entrent pas trop dans l’esprit originel de la profession. En 1996, l’Ordre français des médecins enfonce le clou dans son serment : « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me le demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. »
Clinique privée pour santé business
A la veille du réveillon de Noël, je me suis rendu dans une clinique privée à Rezé dans la banlieue de Nantes : les Nouvelles cliniques nantaises, sont-elles pompeusement appelées. J’y accompagnais ma grand-mère qui, après une mauvaise chute, s’est fait plâtrer le bras droit. En plus de deux heures entre les murs de l’établissement, j’eus un aperçu de la santé business. Tout commence par le parking. L’immense complexe draine effectivement un flot de voitures qui sont livrées à Vinci. Aux alentours proches des entrées, il n’y a aucun parking gratuit, ne serait-ce que limité dans le temps. A plus de quatre-vingts ans, ma grand-mère ne gambade plus comme un cabris, nous n’avons donc pas d’autre choix que d’engraisser la multinationale en nous garant dans son parking aux places bien étroites.
Après avoir été enfermé pendant un mois dans son plâtre, le bras droit de ma grand-mère allait recouvrer sa liberté. Nous passons après une dame âgée allongée sur un brancard qui vient de se faire déplâtrer la jambe. Ma grand-mère s’installe et en quelques minutes son bras est libéré. Nous payons la consultation : 24 euros. Puis nous attendons pour faire une radio de contrôle. Le médecin jette un œil, doute et lâche : « il faut opérer ! » Ma grand-mère reste sous le choc. Nous lui demandons des explications : pourquoi ne l’ont-ils pas vu avant de plâtrer ? Ou le plâtre inutile permettait-il une rentrée d’argent supplémentaire ? L’argument ne lui plaît pas. Nous sommes alors envoyés au service des orthèses non sans s’être acquitté de la consultation : 24 euros.
En attendant de voir un énième médecin, nous voyons que la dame est toujours sur son brancard garé en double-file dans le couloir. Elle a un plâtre tout neuf ! Nous parlons avec elle. Elle nous explique qu’après un mois de plâtre, les médecins se sont rendus compte que rien n’avait guéri et l’ont replâtrée derechef. Comme elle vit seule, cette petite dame a passé tout ce temps à l’hôpital n’étant pas autonome avec cette jambe immobilisée. Là revoilà partie pour quinze jours logée à l’hôpital ! Elle nous confie : « Ma belle-fille travaille au CHU et m’a dit que le plâtre était mal fait. Elle m’a dit que mon médecin n’aurait pas dû m’envoyer ici. » Les brancardiers reviennent et elle repart sur son lit à roulettes. Ce matin-là, nous croiserons aussi un homme qui sera replâtré.
Ma grand-mère passe enfin en consultation pour se faire poser une orthèse : une sorte de plâtre en plastique faisant comme une seconde peau. Mais nous n’allons pas repartir comme ça. Il faut une nouvelle fois passer à la caisse ! « Ah non, je ne prends pas la carte vitale », nous dit le médecin. Il parle à ma grand-mère comme s’il parlait à une enfant de huit ans : « vous me payez et après vous enverrez la feuille de soins à la Sécurité sociale et à votre mutuelle pour vous faire rembourser. » « C’est combien ? », demande-t-elle. « 77 euros ! », répond le soignant qui ressemble alors plus à un commercial qu’à un médecin ayant fait le serment d’Hippocrate. Je raccompagne ma grand-mère quelque peu déboussolée à la voiture. Nous repartons chez elle délestés de 125 euros de soins et 5 euros de parking.
Dans les coulisses d’une clinique privée
Encore une fois, les soignants des cliniques privées ne sont pas la cause de la dérive de la santé dans notre pays. C’est la logique financière et rentable qu’il faut dénoncer. D’ailleurs, la matinée passée dans la clinique nantaise m’en a donné un aperçu. Entre deux consultations, le docteur qui voulait opérer ma grand-mère a eu une conversation avec une de ses collègues. « Il va y avoir du changement dans l’organisation de travail », lui dit-elle. « Et bien sûr ça tombe à Noël ! », répond-il expliquant qu’ainsi ces changements passeraient quasi inaperçus. « Et encore, je l’ai appris en allant à une réunion de la direction où je n’étais pas conviée ! », raconte la collègue.
Effectivement, les Nouvelles cliniques nantaises ont déjà leur réputation. Ce complexe flambant neuf fait office d’usine à malades. « Là-bas, on doit appeler les patients des clients ! », m’expliquait il y a quelques années un copain qui y avait fait un stage d’infirmier. « Pour chaque tache, tu as un temps limité pour l’effectuer », poursuit-il décrivant une taylorisation de l’acte de soin. Cette logique ne lui convenant pas, c’est au CHU public qu’il travaillera ensuite. Mes co-voitureurs connaissent eux aussi très bien l’endroit. A l’évocation du nom, le chauffeur toque : « Ah oui, les Nouvelles cliniques… Nous avons fait un stage là-bas pendant nos études. » Et il m’explique le manque de considération envers les patients, les conditions de travail à la chaîne et la politique du chiffre. « C’est vrai qu’ils ne sont pas bons sur les urgences et le suivi, ce n’est pas leur truc », reprend sa copine. « Mais ils ont quand même de bons docteurs pour certaines opérations », dit-elle. L’aveu est cinglant : ces immenses cliniques qui ont la prétention de prendre en charge massivement les « clients » dans tous les secteurs ne sont en réalité efficaces que sur certains actes.
Quel sera l’état de notre santé en 2015 ? Pas glorieux, avons-nous envie de répondre. Effectivement, si la Sécurité sociale régale, les contrôles du secteur privé semblent réduits à néant. Pendant que les salariés triment comme de pauvres vendeurs d’aspirateurs pour faire rentrer du cash, leurs employeurs écrivent eux-mêmes leur loi dans le bureau de la ministre. Les cliniques privées ont de beaux jours rentables devant elles. Et à écouter Manuel Valls, nous avons du souci à nous faire. Dans une interview au journal espagnol El Mundo (29/12/14), il annonce encore deux à trois années de sacrifices ! « Nous devons faire des efforts pendant des années pour que la France soit plus forte, pour que ses entreprises soient plus compétitives et pour que son secteur public soit plus efficace, avec moins de coûts et moins d’impôts », annonce-t-il. Les entreprises de la santé peuvent être rassurées. Quant à l’hôpital public, on se demande bien comment il subsistera de qualité « avec moins de coûts et moins d’impôts. » Alors, bonne année. »Et bonne santé surtout ! »